Nous arrivons trop tard pour nous installer. La nuit va tomber dans une heure à peine. Un froid terriblement glacial arrive du grand large. Il annonce soudainement le signal de se mettre à l’abri. La température de moins quarante degrés nous gèle les mains et les pieds. Les visages se ferment, il faut agir très vite. Les Inuits toujours aussi calmes nourrissent les chiens des restes du phoque tué dans l’après-midi. Une fois les traineaux retournés, ils sont attachés et entravés pour ne pas fuir dans la nuit. Ils vont rapidement se mettre en boule pour se réchauffer et s’endormir sous la neige qui vole. De notre côté, nous autres occidentaux pas encore rôdés à dormir dans de telles conditions, montons péniblement nos tentes. Le froid nous a refroidit jusqu’aux os et le temps paraît interminable. Personne ne parle. On se regarde à peine. Seul notre « guide » Danois, francophone, relève la tête et fixe son regard sur la montagne, là, plantée juste derrière le campement. Une large corniche chargée de neige et de glace surplombe les tentes. Il semble inquiet, gêné de ne pas avoir assuré : nous sommes encore sur la banquise, exposés aux vents de l’océan arctique et sans sortie de secours en cas d’avalanche. Il me voit l’observer et comprend que j’ai compris.

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Il s’adresse alors à moi : – Laurent, tu es le moins fatigué d’entre nous, prend tes battons et tes raquettes et monte au col, pour voir si nous pouvons bouger le camp de l’autre côté, si besoin. C’est complètement idiot voire suicidaire, il me demande de partir seul là haut, sans sac à dos, sans tente, à la tombée de la nuit. Les ours polaires rodent, le terrain est accidenté et je n’ai ni carte, ni téléphone satellite, ni fusil et pourtant … j’y vais. Que m’arrive-t-il ? Pourquoi n’ai-je pas réagi, alors que je suis un montagnard aguerri ? L’ego certainement ou tout simplement l’instinct, l’aventure ou encore l’adrénaline du danger m’ont poussé à partir sans un mot accomplir ma « mission ». Plus tard, je compris que mon geste avait été simplement la lucidité du danger. Il fallait tenter quelque chose « au cas où », pour la survie de ce petit groupe d’humains perdu dans l’immensité polaire.

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La montée est raide, je m’enfonce rapidement jusqu’à mi cuisse et le froid me mord de toute part. Mon souffle est court, le froid tapisse mes narines, ma gorge, mes poumons sont en feu. Je décide de faire vite, pour me réchauffer et surtout pour revenir le plus vite possible ! Au deux tiers de la pente, me retournant je vois les lumières du camp. La nuit tombe rapidement. Je commence à avoir peur mais je continue. Que pourrais-je faire d’autre ainsi engagé ? Me voilà presque arrivé. Après un dernier effort, j’atteints une plateforme entre deux falaises. De l’autre côté, j’aperçois bien plus bas une petite vallée mais toute aussi dangereuse pour passer la nuit, au vu des falaises du cirque qui la surplombent. Ce n’est vraiment pas un bon endroit pour rester, encore plus dangereux que notre coin de banquise. Je dois redescendre vite.

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Très agité, terrorisé et transit de froid, je me retourne et comprends que je suis perdu. Je vais mourir ici : la nuit est pratiquement tombée. J’ai juste le temps d’apercevoir un léger filet de lumière qui s’étend sur l’horizon puis… plus rien. Le mauvais temps est monté, me voilà aveugle dans un épais brouillard de glace. Tout est blanc, le sol, devant moi, le plafond au dessus de ma tête. Le vent a recouvert mes traces. Les repères ont disparu. Je m’affole : comment retrouver le camp ? Dans quelle direction dois-je aller ? Mon temps est compté, mes muscles se refroidissent et durcissent. Et puis, je suis affamé et mort de soif. Je dois faire vite mais quoi faire ? Je dois impérativement me calmer, rapidement très rapidement, pour ne pas perdre l’énergie qui me reste et surtout pour prendre la bonne décision. J’ai conscience que je n’ai qu’une seule cartouche, une unique chance de m’en sortir. Je dois agir, dès maintenant et surtout ne pas me tromper. Mes yeux et ma bouche se ferment et mes doigts se recroquevillent pour tenter de garder le peu de chaleur qui me reste. Seul mon cerveau a le droit de consommer. C’est lui qui va « nous » sortir de là, mon corps et mon âme. Je l’interroge dans ma nuit intérieure. Un réflexe de survie m’amène à lui faire confiance, à lui demander de me diriger. J’active alors un GPS biologique en quelque sorte ! Mes yeux restent fermés, ce qui m’isole du monde extérieur, de tous ces indicateurs qui me montrent que je suis foutu. Je marche à l’instinct, dans « ma » nuit protectrice. La cadence est régulière, je sens que je descends. Mais dans quelle direction ? Si c’est celle de la petite vallée, elle sera ma tombe. Les minutes passent, je sens mes jambes s’enfoncer dans la poudre, le vent fouetter mon visage mais qu’importe, je suis encore vivant. De toute façon, je n’ai pas le choix. Après de longues minutes, j’ose ouvrir les yeux et la chance me sourit : l’épais brouillard blanc s’ouvre un instant et me laisse entrevoir le camp et ses petites lampes dans la nuit, puis se referme sur moi. J’ai juste le temps d’enregistrer la direction, la distance, calculer l’énergie à gérer pour l’atteindre. Je me sais en sursis mais plus en survie.

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Une heure plus tard, je m’effondre frigorifié dans ma petite tente. Mon binôme très inquiet mais pas assez téméraire pour risquer sa vie en partant me chercher, se montre adorable. Il doit culpabiliser et veut se rattraper. Il me réchauffe, allume son petit réchaud à pétrole et me prépare une soupe. Cette nuit-là, je n’ai pas pu dormir, boxé par le merveilleux ressenti d’avoir survécu et l’incompréhension de m’avoir ainsi, inconsciemment, sacrifié pour rien.